Chapitre 9

 

Je ne sais plus quoi penser. Betty m’a parlé, aujourd’hui. Elle voulait savoir si c’était vrai que j’avais tout lu Le seigneur des anneaux. J’étais certain qu’elle rirait de moi, mais elle m’a demandé quel personnage j’aimais le plus. Elle, elle adore Aragorn. C’est sûr, c’est le plus beau. Elle a vu le deuxième film deux fois. Moi, j’étais incapable de me concentrer sur ce qu’elle racontait, car je ne comprenais pas pourquoi elle me parlait. Qu’est-ce qu’elle cherche ? Je voudrais l’avis de Maxime, mais il est toujours avec Max et Julien. Betty dit qu’elle a deux figurines de Legolas et qu’elle m’en donnerait une. Pourquoi agit-elle comme ça ? Quand Benoit l’apprendra, il sera encore pire avec moi puisqu’ils ne sont plus ensemble. Je voudrais être transparent comme du verre. Je me casserais en mille miettes, en poussière qui disparaîtrait dans la terre.

 

*    *    *

 

Le ciel était trop bleu lorsque Betty sortit de chez elle ; il ferait froid, très froid toute la journée. Elle rentra, se résigna à mettre un chapeau. Même si Armand affirmait que son béret était joli, elle savait qu’il préférait qu’elle laisse ses cheveux flotter sur ses épaules. Elle courut pour attraper l’autobus, le rata, sortit son téléphone cellulaire en pestant pour appeler un taxi. Elle n’aurait pas dû se rendre à l’arrêt par ce temps, mais Armand vantait les mérites de l’exercice, le grand air qui oxygénait l’esprit. Elle avait besoin d’avoir les idées claires et n’avait pas fumé un seul joint depuis deux jours. D’ailleurs, elle ne voulait plus en acheter à Benoit Fréchette, même par l’intermédiaire d’un autre élève. Il devait regretter de l’avoir plaquée, bien qu’il soit toujours collé à Cynthia quand elle les croisait dans les corridors de l’école. Il voulait sûrement la provoquer. Ces manigances infantiles ne l’atteignaient pas. Il constaterait bientôt qu’elle était plus forte que lui à ces petits jeux de pouvoir.

Même si elle devait admettre qu’elle mettait plus de temps qu’elle l’avait imaginé à manipuler Pascal. Il lui répondait à peine quand elle s’adressait à lui, la fixait avec de gros yeux ronds d’un air paniqué. Elle devait se retenir pour ne pas lui arracher ses lunettes, les piétiner, les broyer. Elle lui marcherait avec joie sur les mains quand il se pencherait pour ramasser ces hublots ridicules… Hélas, elle ne pouvait réaliser ce fantasme, mais devait découvrir un moyen de gagner la confiance de Pascal.

Il avait eu l’air un peu moins stressé lorsqu’elle avait discuté avec lui du Seigneur des anneaux. Elle avait acheté la figurine de Legolas et la lui remettrait à la bibliothèque. Elle avait d’abord songé à la lui offrir à la cantine, devant tout le monde, mais Pascal n’était pas stupide. Il se méfierait d’un geste trop public, croirait qu’il y avait un piège derrière tout ça. Elle devait agir avec une réserve, une discrétion qui le rassurerait.

La bibliothèque baignait dans la lumière éblouissante du soleil qui embrasait la neige tout autour de l’école, et Betty eut l’impression d’être nimbée de rayons quand elle s’avança vers l’allée du fond. Elle sourit en s’approchant de Pascal qui plissait les yeux derrière ses épaisses lunettes. Elle brillait, étincelait et se sentait merveilleusement sûre d’elle, comme si la lumière l’avait dotée d’un réel pouvoir. Telle une princesse elfique… Elle tendit un sac à Pascal.

— Tiens. Je te l’avais promis. Tu ne regardes pas ce qu’il y a dedans ?

Il hésitait ; en voyant Betty se diriger vers lui, la chevelure auréolée d’or, il s’était rappelé qu’il l’avait autrefois comparée à Morgane. Et qu’elle s’était précisément déguisée en fée à l’Halloween par pure cruauté. Voilà qu’elle lui souriait, qu’elle lui offrait un présent, que devait-il faire ? S’il refusait, il s’attirerait sa colère. S’il acceptait…

— Tu n’es pas curieux.

Betty avait envie de déchirer le sac et de frapper Pascal avec la figurine, mais se contint en songeant à Benoit, un Benoit qui aurait l’air fou quand le directeur de l’école le mettrait à la porte.

Pascal se décida enfin à ouvrir le sac et ne put cacher son plaisir en reconnaissant la figurine de Legolas.

— Je t’avais promis que je te l’apporterais. Je suis une fille de parole. Quand je fais une promesse, je la tiens.

Une surveillante vint les avertir ; la bibliothèque n’était pas une salle de récréation. Betty baissa le ton.

— Elle est toujours aussi sévère ?

Pascal hocha la tête, bien que Mme Beaupré ne l’ait jamais réprimandé. Il ne souhaitait pas contrarier Betty. Elle lui avait offert Legolas. Il était tout neuf, dans son emballage. Certes, elle en avait eu deux en cadeau, mais elle aurait pu le donner à quelqu’un qu’elle aimait. Même si elle n’avait pas beaucoup d’amis.

— Moi, le passage que j’ai aimé le mieux, c’est celui où Sam espionne Frodon. Il croit qu’il va partir seul, mais Sam le suit. C’est peut-être parce que je suis enfant unique. Si j’avais des frères ou des sœurs, je me sentirais moins seule. Aimerais-tu ça en avoir, toi ?

Oh oui ! Pascal aurait adoré avoir un frère aîné qui l’aurait défendu contre ses agresseurs, mais il garda le silence.

— Tu ne parles pas beaucoup.

— Quand j’ouvre la bouche, on rit de moi, marmonna Pascal.

Betty fit semblant de vouloir répondre, d’hésiter avant de soupirer longuement.

— Je m’excuse, finit-elle par murmurer.

Pascal frémit. Pourquoi Betty s’excusait-elle auprès de lui ? Avait-elle changé simplement parce que Benoit l’avait laissée tomber ? Il aurait aimé l’observer en présence de Benoit pour jauger son désarroi, mais depuis qu’il quittait l’école plus tôt, il n’était témoin de la vie quotidienne des élèves qu’à l’heure du déjeuner. Et à la cantine, il mangeait le plus vite possible avant qu’on le harcèle ou qu’on le prive de son repas. Depuis la rentrée de janvier, il avait réussi à manger puis à se réfugier à la bibliothèque presque tous les jours. Comment se comportait Betty avec Benoit ? Que ressentait-elle d’être rejetée ? Elle lui avait donné la figurine, mais il se réjouissait cependant de l’humiliation qu’elle vivait. Il n’oubliait pas qu’elle l’avait agressé durant tout l’automne. Elle pourrait s’excuser vingt fois, cent fois, il n’était pas près de lui pardonner.

— J’imagine que tu ne me croiras pas, mais je regrette de t’avoir harcelé avec Benoit. Je n’aurais pas dû l’écouter. Et je te jure que je ne t’embêterai plus.

Elle s’étira, jeta un coup d’œil à l’horloge au-dessus du comptoir de prêt.

— Je te laisse lire tranquille. Tu as l’air de trouver ça bon.

— C’est génial ! s’exclama Pascal malgré lui.

Betty tendit la main vers le bouquin, lut le titre à haute voix.

— Le comte de Monte-Cristo. Je comprends que tu admires Edmond Dantès.

— Tu l’aimes aussi ?

— J’ai vu l’adaptation avec Gérard Depardieu. Il avait raison de se venger, même si ça lui a pris vingt ans. Est-ce que ça vaut la peine de le lire ?

Pascal hocha la tête avec conviction.

— Me le prêteras-tu quand tu l’auras fini ?

Que pouvait-il lui répondre ?

— J’en ai encore pour plusieurs jours.

— Ce n’est pas grave. J’attendrai.

Elle s’éloigna après lui avoir fait un petit signe de la main, mais elle entendit tout de même Pascal la remercier de son présent. Elle se retint de crier son contentement. Elle avait réussi à discuter avec sa proie ; celle-ci lui obéirait bientôt.

Benoit Fréchette serait mis à la porte de l’école d’ici quelques semaines.

Elle éprouva l’envie de le regarder en pleine face et de lui sourire. Il ne pourrait s’empêcher de s’interroger sur son attitude. Il crânerait, il ferait semblant d’être indifférent, mais elle savait qu’elle l’ébranlerait si elle le dévisageait assez longuement, surtout s’il étreignait Cynthia. Elle dévala les escaliers, traversa la cour, contourna la patinoire où deux garçons se battaient et repéra Benoit. Il se tenait dans un coin, Cynthia agglutinée à lui, le contemplant d’un air béat. Malgré sa détermination, Betty fouilla dans les poches de son blouson à la recherche d’une cigarette. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle : les surveillants ne l’ennuieraient pas, ils s’étaient précipités sur la patinoire pour séparer les combattants. Elle joua avec son briquet, alluma sa Du Maurier en songeant que c’était l’avant-dernière du paquet que lui avait remis Armand, inspira en se demandant quand il l’emmènerait au chalet, quand il pourrait échapper à sa femme. Elle expira la fumée, sursauta ; on lui posait une main sur l’épaule. Elle se retourna : Judith Pagé approcha sa main de son visage, s’empara de sa cigarette, la jeta au sol et la piétina.

— Tu connais le règlement.

— Mais madame, j’ai juste pris une puff

— C’est une de trop.

— Maudite vache !

— Le directeur appréciera sûrement ton langage. Allez, viens avec moi.

Judith Pagé saisit Betty par le bras qui la repoussa violemment.

— Ne me touche pas !

— Avance ! Et plus vite que ça ! Pour qui te prends- tu ?

Betty se mordit les lèvres : ne pas lui répondre, ne pas hurler qu’elle était la future maîtresse d’Armand, qu’il en avait assez d’être marié à une vieille peau.

Le directeur semblait ennuyé par leur irruption dans son bureau. Il renonça néanmoins à boire son café pour écouter Judith Pagé se plaindre du comportement de Betty. Il la remercia de sa vigilance avant de signifier son mécontentement à l’adolescente. Elle était intelligente, avait de bonnes notes : pourquoi ne respectait-elle pas le règlement ? Il devait la punir et ça ne l’amusait pas plus qu’elle. Betty leva les yeux au ciel.

Lorsqu’elle sortit du bureau du directeur, elle avait oublié ses résolutions et cherchait un élève qui serait prêt à acheter du pot pour elle auprès de Benoit, un élève qui serait assez discret pour que son ex n’apprenne pas qu’elle était sa cliente. Est-ce que Francis ferait l’affaire ?

La transaction eut lieu à la fin de l’après-midi, mais Betty ne put allumer son joint avant d’être rentrée chez elle. La retenue lui avait paru interminable et l’idée qu’elle devrait s’y soumettre toute une quinzaine l’exaspérait au plus haut point. Et si elle ratait une visite d’Armand à cause de sa maudite bonne femme qui se mêlait de tout ?

Après avoir fumé son joint, Betty s’installa dans son fauteuil préféré, s’efforça de réfléchir à Pascal, à ses manœuvres de séduction auprès de lui. S’il pouvait faire renvoyer aussi Judith Pagé. De quoi pourrait-il l’accuser ? Elle ne l’avait jamais harcelé. Au contraire, elle devait le protéger. Il fallait qu’Armand divorce. Il lui importait peu qu’il n’ait pas un sou : il serait libre, c’était la plus belle des richesses. Quand elle serait majeure, elle reviendrait vivre au Québec, ses parents lui pardonneraient sa fugue et elle créerait sa propre affaire. Pourquoi pas une agence de protection privée ? Armand avait toutes les qualités pour réussir dans ce domaine ; en tant qu’ancien policier, il inspirerait confiance aux gens. À deux, ils feraient fortune. Rien ne leur résisterait !

 

*    *    *

 

Léo s’étirait le cou, fronçait le museau sans se décider à sortir ; la cour était si blanche, si froide ! Se mouillerait-il les pattes pour vérifier qu’aucun autre chat n’avait cherché à investir son territoire ? Ces mâles devaient préférer rester tapis à l’abri de la neige et du vent. Il percevait la bise qui soufflait sur ses moustaches. Et il n’y avait pas un seul oiseau, aucun écureuil… Il hésita encore un moment, Maud Graham lui effleura la queue du bout de sa pantoufle.

— Vite, mon gros. Je n’ai pas à chauffer le jardin.

Léo recula en s’ébrouant. Non, toute cette neige glacée le déprimait, il retournerait se coucher.

— Tu es chanceux de pouvoir dormir toute la journée, fit sa maîtresse. Je t’imiterais bien…

Maud Graham souleva son chat, se dirigea vers la chambre de Maxime.

— Il aime que tu le réveilles.

Elle déposa Léo sur le lit de l’adolescent, entendit quelques soupirs, des grognements, puis des mots doux. Est-ce que Maxime serait toujours aussi affectueux ? Il avait changé depuis qu’ils habitaient ensemble, il était plus indépendant, mais il était chaleureux, il conservait ces gestes tendres qui l’émouvaient tant. Elle aimait qu’il dépose chaque soir sa tasse de café sur la table pour le petit-déjeuner, elle aimait qu’il lui tende son parapluie ou son chapeau si elle sortait, elle aimait qu’il glisse ses pieds gelés sous ses cuisses quand ils regardaient ensemble la télévision. La femme qui partagerait la vie de Maxime serait une femme heureuse. Il ne songeait pas déjà aux filles, mais le temps passe si vite… Il rentrerait un soir avec une inconnue et la lui présenterait en disant qu’il l’aimait. Il aurait grandi, il se raserait, il porterait un veston. Dans quelques années… Serait-elle assez attentive à sa métamorphose ? Elle devait profiter de chaque instant pour ne pas être surprise par l’adulte que deviendrait Maxime. Devait-elle travailler moins ?

Mais se croiser les bras quand la violence augmentait ? Quand des adolescents assassinaient un livreur de pizza par curiosité, pour voir ce qu’ils ressentaient à tuer ?

Qu’avait éprouvé le meurtrier de Mario Breton ? Était-ce un contrat comme elle le supposait ? Pourquoi n’avait-il pas été assassiné plus tôt ; il y avait deux ans qu’il travaillait à Québec, deux ans d’une existence réglée comme une horloge. Un homme en fuite essaie de varier ses horaires, ses déplacements : Mario Breton ne devait pas être trop inquiet… Ou ne l’était plus… rassuré par des années de calme, des années sans histoires après une vie plus mouvementée.

Quels tumultes l’avaient agité ? Quand ?

Maud Graham s’était réveillée avec l’espoir qu’elle recevrait un coup de téléphone d’un professeur à la retraite qui lui annoncerait qu’il avait enseigné à Mario Breton quinze ans plus tôt, qu’il lui décrirait l’élève avec une foule de détails, et que ceux-ci, même infimes, la mettraient enfin sur une piste. Rouaix avait envoyé dès son retour de France un courrier aux directeurs de tous les établissements scolaires du Québec et il avait réitéré sa demande au début de la semaine, les priant de fouiller leur mémoire ou les journaux de fin d’année, les bottins scolaires afin de retracer Mario Breton. Obtiendrait-il des résultats ?

— Biscuit ?

Maxime s’approchait, portant Léo contre son épaule.

— Il est de plus en plus lourd !

— C’est l’hiver, il ne fait pas assez d’exercice. Il déteste la neige. Ce n’est pas comme toi ! Je veux que tu rentres plus tôt, ce soir…

— Il paraît que notre génération est trop passive, mais quand on veut bouger, vous nous en empêchez.

Maud Graham sourit à Maxime en lui tendant son bol de céréales.

— Je pourrais rentrer à huit heures et demie.

— Non. Pas durant la semaine. Tu t’excites en jouant au hockey et ensuite tu ne t’endors pas. Tu as besoin de sommeil à ton âge, pour ta croissance.

— Mais si ça n’arrivait pas ?

Elle aurait aimé lui jurer qu’il la dépasserait bientôt d’une tête, mais elle s’était informée auprès de Bruno Desrosiers ; la mère de Maxime était petite, frêle, délicate, ce qui induisait les gens en erreur.

— En erreur ? s’était étonnée Maud Graham.

— Je croyais qu’elle était douce. Je me trompais à cent pour cent. Elle est en béton armé. Elle n’a pitié de personne. Elle a toujours un but et s’arrange pour obtenir ce qu’elle veut.

— Pourquoi vous êtes-vous mariés ?

— Elle voulait sortir de chez elle, de sa campagne, mais elle n’avait pas dix-huit ans. Ce n’est pas moi qui l’ai épousée, c’est elle qui m’a marié. Je n’ai rien vu venir. Je pensais qu’on s’amuserait ensemble… Avant, elle aimait que je joue de la guitare. Après, elle critiquait ma musique. Quand elle est tombée enceinte, c’était ma faute. Je n’ai pas encore compris pourquoi elle ne s’est pas fait avorter.

Elle ne s’était pas occupée de Maxime très longtemps, déménageant à Toronto dès que l’enfant avait eu trois ans. Maud Graham était incapable de comprendre cette femme : comment ne pas aimer Maxime ? Heureusement que Bruno, même irresponsable, aimait son fils et lui avait toujours témoigné son affection.

— Biscuit ? M’écoutes-tu ? Si j’avalais des super vitamines ?

— Oublie les stéroïdes.

Il rit, mais elle savait que la question se poserait de nouveau s’il ne se mettait pas à grandir d’ici quelques semaines.

— Dépêche-toi de t’habiller, on sera en retard.

— Tu me bouscules chaque matin, mais je suis toujours à l’heure à l’école. Et toi, tu es presque ton patron. Ce n’est pas grave si tu arrives au bureau quinze minutes plus tard.

— Non, justement, je dois donner l’exemple.

— Tu es trop straight, Biscuit.

— Dépêche-toi !

Elle déposa Maxime cinq minutes avant l’arrivée de l’autobus et le vit prendre sa place dans la file d’attente en remontant le col de son anorak. Il ventait plus qu’elle ne l’aurait cru, mais elle n’allait pas baisser la fenêtre de sa voiture, héler Maxime et lui proposer de l’emmener à l’école pour l’entendre repousser son offre. Il voulait être indépendant, qu’il le soit… Tant qu’il ne serait pas trop secret.

Est-ce que Mario Breton était un adolescent réservé ou plutôt ouvert ?

Armand Marsolais était absent quand Maud Graham se présenta au bureau et elle s’en réjouit ; elle craignait qu’il remarque son manque de naturel avec lui, même si elle acceptait l’espresso du matin, si elle souriait à ses remarques spirituelles. L’arrivée de Chantal Parent était opportune et Maud Graham l’avait accueillie avec chaleur, heureuse de cette diversion. Marsolais s’occuperait sûrement plus de la jolie Chantal que d’elle… Elle pourrait poursuivre ses recherches sans qu’il se doute qu’elle les lui cachait. Et que Rouaix lui avait fait part de l’assassinat de la sœur de sa femme. Boudreault, avec qui il avait fait son cours, lui avait raconté la fin sordide d’Hélène Pagé.

— Pourquoi Marsolais ne nous en a-t-il pas parlé ? Entre policiers, c’est le genre de chose qu’on ne passe pas sous silence.

— Il se sentait peut-être coupable ? On n’a jamais arrêté le meurtrier.

— Il n’était pas chargé de l’enquête.

— Il devait avoir promis à sa femme de capturer l’assassin, de la venger. Et c’est vieux, tout ça. C’était à Montréal, il y a sept ans. Il n’est pas obligé de tout nous dire.

— Non, mais s’il nous cachait quelque chose ?

— Il a de bons états de service, pas une fausse note dans son dossier.

— Justement, c’est trop beau pour être vrai.

— Tu l’appréciais pourtant avant qu’il te mente par omission. Sois plus tolérante…

— Dis-moi plutôt ce que tu penses de l’idée que j’ai eue cette nuit.

La détective voulait proposer à la dessinatrice de rajeunir le portrait-robot de Mario Breton.

— Rajeunir ?

— On fait l’inverse dans le cas des disparitions d’enfant. On vieillit leur photo pour que les gens puissent les reconnaître avec quelques années de plus. Mais ce que je veux, ce sont des informations sur Breton quand il était jeune. Sandra m’a promis de s’y atteler cet après-midi. Elle aime les défis, elle essaiera de nous satisfaire. Ça peut fonctionner. Regarde ! Le rayon de soleil tombe pile sur le grand morpho !

Maud Graham désignait un petit cadre où était fixé un magnifique papillon, seule décoration sur son bureau avec des photos de Maxime, de Grégoire, d’Alain, de Léa. La lumière décuplait la brillance de ses ailes où jouaient toutes les nuances de bleu, transformait l’insecte en une parure chatoyante.

— Un jour, je les admirerai sur place.

— Toi ? Tu n’es partie qu’une seule fois en voyage.

— Alain est habitué, il a…

La sonnerie du téléphone ne retentit qu’à moitié. Graham posait la main sur le récepteur, se nommait, écrivait le nom de son interlocuteur.

— D’où nous appelez-vous, monsieur Gingras ?

— De Laval. J’ai presque toujours habité ici. J’ai rencontré l’ancienne directrice du collège où j’enseignais. Elle m’a appris que vous cherchiez des gens qui auraient connu Mario Breton. J’en ai eu un dans ma classe. En 1984 ou 1985. Je m’en souviens ! Un vrai clown ! Il faisait rire tous les élèves et, moi, je devais garder mon sérieux. C’était difficile, il avait une petite face comique… Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Il a disparu.

— Disparu ? Ce n’est pas un scoop.

— Vous saviez qu’il avait disparu ?

— J’ai toujours entendu dire qu’il n’était jamais revenu de son voyage en Asie.

— Personne n’a eu de ses nouvelles ?

— Il paraît que non. Je ne lui enseignais plus depuis six ou sept ans… J’avais perdu le contact. J’ai seulement su qu’il était parti pour un voyage sans retour.

— Ses parents ne se sont pas inquiétés ?

— Il était orphelin et enfant unique. J’ai supposé que Breton était mort en Asie.

— On aurait rapatrié le corps.

— Si on avait pu l’identifier. Mais s’il s’est noyé ? Ou si on l’a assassiné, enterré ? C’est une histoire triste.

— Mario, lui, était très drôle ?

— Il aurait pu être comédien, c’est certain. Il aimait attirer l’attention.

Maud Graham échangea un regard avec Rouaix : leur Mario Breton était beaucoup plus discret…

— Et physiquement ?

— Moyen. Rien de particulier. C’était son esprit qui séduisait.

— Si on vous envoyait un portrait-robot de Mario Breton ?

— Un portrait-robot ? s’exclama l’enseignant. Vous l’avez retrouvé ?

— Peut-être.

M. Gingras resta muet quelques secondes avant d’offrir à la détective de venir la rencontrer à son bureau. Il était à la retraite, il avait tout son temps, il pourrait être plus utile sur place. Si elle préférait lui envoyer une photocopie, il la rappellerait aussitôt qu’il la recevrait.

— Vous habitez à Laval…

— Si je pars maintenant, je serai à Québec à quatorze heures.

— Vous accepteriez de vous déplacer ?

— Je ne suis pas si vieux que ça ! Je conduis encore.

Maud Graham l’assura qu’elle paierait tous ses frais de déplacement et le remercia chaleureusement. Elle raccrocha en souriant ; serait-elle en aussi bonne forme quand elle toucherait sa retraite ?

— Notre Breton a l’air d’avoir beaucoup changé depuis son adolescence. Est-ce possible ?

—Il faut qu’il ait reçu un gros choc. Il a pu être témoin d’un meurtre ou il a tué quelqu’un. C’est une bonne raison pour ne jamais donner signe de vie à sa famille, à ses amis.

— Il a cependant fini par rentrer au Québec… Je suis contente que M. Gingras se déplace. Ça tombe bien que Marsolais ne soit pas là.

Elle se tut en voyant Chantal Parent qui leur apportait du courrier.

— J’étais en bas lorsque Lise a reçu ça pour vous.

Elle déposa la lettre sur le bureau de Graham et s’éloigna aussitôt. « Un bon point pour elle », songea la détective. Chantal Parent savait être discrète. Et elle n’essayait pas à tout prix d’être copine avec elle. Elles pourraient s’entendre.

Maud Graham fronça les sourcils en examinant la missive.

— Elle ressemble à la première, fit Rouaix en lisant la lettre de menaces. C’est encourageant. Ça signifie qu’on est sur une piste. À notre insu…

Graham reprit la missive. « Laissez Mario Breton pourrir en paix, sinon vous le rejoindrez au cimetière. Que ceci soit mon dernier avertissement. »

— Notre correspondant sait écrire. Pas une seule faute. C’est le même auteur. Un peu précieux… Même genre d’enveloppe, même genre de papier. Et probablement pas d’empreintes.

— Qui peut-on gêner ?

— Celui qui connaît la vérité sur Mario Breton, répondit Rouaix. Sur sa mort. Ou sur sa vie. Il a pu être assassiné par un homme qui vengeait la mort de sa femme, d’un ami, d’un associé. En découvrant la victime de Mario Breton, on s’intéressera à l’entourage de celle-ci. Parmi lequel peut évoluer notre meurtrier.

— Nous n’avions quasiment rien avant l’appel du professeur.

— Notre correspondant l’ignore. Il s’imagine qu’on avance dans notre enquête, alors qu’elle ne commence à progresser qu’aujourd’hui.

— C’est bizarre, non ?

— Oui. On n’avait rien, puis tout arrive en même temps.

— C’est comme l’amour.

Rouaix s’étonna ; quel lien établissait-elle entre l’amour et leur enquête ?

— Lorsque tu es seule, tu es vraiment et irrémédiablement seule. Invisible, inexistante. Un zéro dans l’univers. Je le sais, j’ai rencontré Alain après trois ans de célibat. Dès qu’il est entré dans ma vie, j’ai remarqué que d’autres hommes me voyaient enfin. Comme si l’amour d’Alain m’avait dotée de couleurs, et que j’existais auparavant en noir et blanc. Ce qui m’intrigue, c’est qu’Alain se soit approché de moi tandis que j’étais si terne.

— Il savait qu’il pourrait t’illuminer.

— C’est le mot. Cette lumière amoureuse est si particulière. Quand j’ai vu Marsolais à Montréal avec sa blonde, je n’ai eu aucun doute sur leur relation. Ce n’est pas une fille rencontrée un soir. Il la veut tous les jours dans son lit, dans sa maison.

— Je me demande ce qu’il pensera de cette lettre.

— Marsolais a déjà reçu des menaces à Montréal. Il n’avait pas l’air impressionné par le premier message.

— Je remettrai la lettre aux techniciens, en attendant, mais je ne suis pas optimiste. Le texte peut avoir été écrit sur n’importe quel ordinateur. Il n’y a que le style qui nous indique qu’on a affaire à quelqu’un de scolarisé.

« Tout me ramène à l’école », songea Maud Graham. Un enseignant, puis un correspondant lettré, un portrait-robot qui rajeunirait Breton, qui le renverrait aux bancs d’école. Était-elle sensible à cet univers parce qu’elle vivait avec Maxime ? Parce qu’elle pensait chaque soir aux devoirs, au lunch du lendemain, aux examens de la fin du mois ?

— J’ai hâte de rencontrer M. Gingras. Il m’a paru très dynamique.

Elle ne fut pas déçue. L’homme était plus petit qu’elle, mais il rayonnait d’une telle énergie que Maud Graham eut peine à croire qu’il avait soixante-douze ans. Ses yeux noirs sans cesse en mouvement, ses gestes prestes, sa rapidité à se déplacer lui rappelaient la vivacité d’un écureuil.

— Je vous ai apporté le journal des finissants de l’année de Mario Breton. Il aura sûrement beaucoup changé… Il est mort, c’est ça ?

— Il a été assassiné à Charlesbourg. Ses collègues de bureau nous décrivent un homme taciturne.

— Taciturne ? Mario ? Je lui répétais quotidiennement de se taire. Ça ne peut pas être lui.

L’assurance de Raymond Gingras était telle que Maud Graham fut à l’instant persuadée qu’il repousserait les esquisses faites par Sandra une heure plus tôt ; il ne reconnaîtrait pas son Mario Breton.

Il ouvrait maintenant le journal des finissants, pointait une minuscule photo du doigt.

— C’est lui. Il souriait sans arrêt. Il n’était pas beau, mais il y avait bien des filles qui lui couraient après.

Maud Graham scruta la photographie, tendit le journal à Rouaix qui mit ses lunettes pour examiner l’image. Cet adolescent n’avait rien en commun avec le portrait qu’avait effectué Sandra. Ni avec l’homme qui était mort d’une balle en plein cœur.

Rouaix présenta les dessins de Sandra à Raymond Gingras. Il les détailla en fronçant les sourcils, dévisagea les détectives, regarda à nouveau les dessins.

— Vous semblez hésiter…

— Non, ce n’est pas Mario. Pourtant… on dirait la tête de… Je ne me souviens pas de son nom, mais ce gars-là a étudié au collège. J’en suis certain ! Il n’est pas resté jusqu’à la fin de l’année.

— Vous en êtes sûr ?

— Oui, oui, il était le coéquipier de Mario au laboratoire. J’avais peur qu’ils fassent sauter quelque chose.

— Ils étaient si dissipés ? demanda Graham qui ne voulait pas brusquer Raymond Gingras en insistant pour qu’il se rappelle le fameux nom.

— Non, j’exagère. C’est juste que Mario était si pétillant !

— Et son copain ?

— Brillant. C’était le meilleur en maths. Les chiffres l’amusaient.

Raymond Gingras ferma les yeux pour mieux se concentrer, les rouvrit, grimaça de mécontentement.

— J’ai un trou de mémoire. Il n’y a rien qui m’énerve plus ! C’est ce qui est le pire en vieillissant. Je pourrais m’entretenir avec d’autres professeurs, si vous voulez.

— On l’apprécierait énormément. Est-ce que le directeur de l’époque pourrait nous aider ?

— M. Villeneuve est mort depuis cinq ans. L’incendie de l’école lui a causé un gros coup.

— L’incendie ?

— Juste après que j’ai pris ma retraite. Tout a flambé. Il n’y a pas eu de victimes. Ça fait tout un choc lorsqu’on a enseigné là durant trente ans. Ils ont reconstruit depuis. C’est neuf, avec de beaux équipements. J’aimais notre vieille école. Une chance que le feu a eu lieu après mon départ, j’aurais toujours eu un doute, je me serais toujours demandé si l’incendie avait débuté dans le laboratoire. J’en discuterai avec Micheline. Elle était bibliothécaire. Elle a une bonne mémoire et, surtout, elle a conservé un paquet de souvenirs de l’école, chez elle. Ça m’étonnerait qu’elle ait des photos de… Il n’est pas resté assez longtemps.

— Pourquoi ?

Raymond Gingras pinça les lèvres. C’était si loin, tout ça.

— J’ai peur de ne pas vous avoir été utile.

Rouaix le rassura aussitôt ; personne ne les avait autant aidés depuis le début de l’enquête.

— Qu’est-ce qu’il a fait pour mourir ainsi ?

— C’est ce qu’on voudrait savoir.

— Je vous rappellerai dès que j’aurai rencontré Micheline. Dès qu’elle revient du Sud.

— Est-elle partie pour longtemps ?

— Non, elle rentre bientôt.

Maud Graham posa une main sur son épaule sans s’étonner de sentir des muscles très fermes.

— Monsieur Gingras, on vous remercie infiniment. Vous avez pris votre journée pour…

— J’aime ça bouger. Je serai de retour pour le hockey.

— Le hockey ?

— J’entraîne une équipe de jeunes. J’ai beaucoup joué quand j’étais plus jeune.

Il n’avait pas dit « quand j’étais jeune » mais « plus jeune », c’était toute la différence entre se considérer comme un vieillard ou un homme qui avait encore du bon temps devant lui. Le détail qui changeait tout.

Maud Graham insista vainement pour lui offrir une chambre à Québec, un souper au restaurant.

— Je dois rentrer. Les jeunes comptent sur moi.

— Soyez prudent.

Graham et Rouaix raccompagnèrent Raymond Gingras jusqu’à sa voiture, lui serrèrent la main plusieurs fois. Ils regrettaient de le voir partir. Ils souriaient en remontant vers leur bureau.

 

*    *    *

 

Jonathan s’est cassé le poignet en jouant au hockey. C’était un accident. Moi, ils me l’auraient brisé pour le plaisir. Le prof d’éduc m’a exempté des cours. Il doit croire que c’est mieux que je sois un peu moins en forme mais entier. Ni blessé ni mort. Je m’installe à la bibliothèque. Je passe ma vie à la bibliothèque. Je suis une sorte de prisonnier. Mme Olivier m’a même demandé de l’aider à classer des volumes, ce midi, car elle était débordée. C’est vrai que tous les élèves de la classe d’Anne Gendron étaient venus faire de la recherche dans l’avant-midi. Je me suis caché avant que Benoit et sa gang de malades sortent de la bibliothèque. Ils ne m’ont pas touché depuis deux semaines. Je suis certain qu’ils préparent quelque chose. J’ai découvert un rat mort dans ma case, hier. Toutes les filles se sont mises à crier quand je l’ai apporté au prof de bio. Je ne savais pas quoi faire, je ne pouvais pas le jeter dans une poubelle ; les rats portent des maladies. M. Thibodeau m’a envoyé à l’infirmerie pour me désinfecter les mains, même si j’avais mis des gants. Il m’a dit de jeter ces gants. Je raconterai à maman que je les ai perdus.

Je gage que Benoit l’a tué exprès pour moi. Un plaisir supplémentaire. S’il pouvait attraper la peste, ça ne me dérangerait pas de l’avoir, moi aussi. À condition qu’il meure. Avec Mathieu et Thibault.

Betty m’a avoué que Benoit la menaçait de la quitter si elle refusait de me harceler. Il l’a plaquée quand même. Elle m’a fait souffrir inutilement. Elle aurait dû réfléchir avant de lui obéir. Elle essaie vraiment d’être gentille avec moi. Elle a déjà assisté à un spectacle de David Copperfield. Il paraît qu’il est très fort. Pourrait-il faire disparaître définitivement tous ceux que je déteste ? Judith Pagé ferait partie de la gang ; elle m’a mis 14/20 pour ma composition. Elle dit que je ferais mieux de varier mes centres d’intérêt, qu’il n’y a pas que les légendes de Merlin dans la vie. Je suis certain qu’elle n’a même pas lu les récits des chevaliers de la Table ronde. Elle ne peut pas juger ce que j’ai écrit, alors elle me critique. Je les hais. ! Je les hais tous !